

Jour 01- Toronto à Detroit

La route, un bonheur plein d’angoisse
Faut que je vous dise quand même de quoi il s’agit:
Comme un môme je me dis que “Je vais faire “la route””. Celle, mythique, qui mène vers le Sud des Etats-Unis. J’ai le privilège, de pouvoir effectuer ce voyage de Détroit à la Louisiane grâce à une bourse du Conseil des Arts de l’Ontario réservée aux artistes francophones. En chemin, je chercherai à rencontrer des gens et à filmer ce qui semble être le moment le plus banal de leur vie: leur repas du soir… quel qu’il soit.
Je me suis refusé à trop préparer, à prendre des rendez-vous à l’avance, comme je le ferais habituellement en tournage professionnel. Pour cette aventure je veux, justement, laisser place à l’improvisation, me mettre entre les mains du hasard.
Je vais donc appliquer ma recette préférée pour se faire: chercher la bonne bouffe et la bonne musique !! Le reste, viendra tout seul…
J’ai lu et entendu tellement de choses sur “Le Sud”. Mais je ne le connais pas vraiment. Je n’ai fait que le traverser…et encore c’était il y a longtemps. Soudain, je me demande avec angoisse si je n’aurais pas dû justement essayer de caler plus de rendez-vous, de faire quand même comme un “casting”.
Ça y est, me voici à la porte d’embarquement pour Détroit… Mon esprit vagabonde. Mes sens sont en alerte. Une odeur grasse de mauvais fromage grillé, brulé plutôt, flotte dans l’air. C’est un peu décalé dans le cadre aseptisé de l’aéroport. Ça me rappelle une odeur de boui-boui ou de baraque à frites de ma jeunesse…un p’tit coté rural pour ainsi dire.
Le temps de revenir à moi et c’est parti. On va décoller. Je suis assis dans un tout petit coucou à hélice. Nous sommes juste 5 passagers. Pas grand monde pour Détroit.

Jour 02 - Arrivée à Detroit

Pour l’instant je n’ai fait que traverser furtivement la ville pour atterrir dans la banlieue où résident les amis qui m’hébergent, de vrais Detroiters, marqués à gauche.
Pourquoi ça sent la ségrégation autant?
Ce qu’il faut bien appeler la ségrégation me saute aux yeux. En dehors de petites poches, ou de quelques individus égarés, ailleurs on sent une claire répartition. Même si mon projet n’est pas centré a priori sur la communauté afro-américaine, j’ai tout de même décidé de suivre ma “pente naturelle”. Du coup, je suis rapidement amené à la fréquenter, puisque c’est tout d’abord la musique qui m’intéresse et de préférence “dans son jus”.
Je ne sais pas si c’est moi qui hallucine, mais je vois de fait cette ségrégation partout, peut-être à tort, comme ce restaurant en pleine banlieue Libanaise où je prends mon petit déjeuner ce matin. L’établissement s’y affiche comme halal mais ressemble à un vrai diner, un signe de l’ironie des temps!
Par erreur (ou par instinct) il semble que je me sois assis dans ce qui m’est ensuite apparu comme la “section blanche” du restaurant, occupée surtout par des séniors venus en groupe.
Ecrire, prendre des notes, quelques photos…mais je n’ai pas même pas commencé à tourner ou à rencontrer des gens… j’affûte encore mes couteaux, m’angoisse sur des détails, ai rapporté le 4×4 que l’agence auto m’avait repassé pour un modèle moins gourmand et moins confort.
Je me demande si je dois juste filmer les gens et repartir, ou ne filmer que les vraies rencontres… celles pour lesquelles j’ai du temps!… Dois-je me stresser? Prendre ça comme un travail? Me laisser bercer et flâner…
Se détendre. Comprendre où je suis.

Jour 03 - Toujours à Détroit
Un monde schizophrène
Incroyable comme on passe d’un extrême à l’autre, en deux blocs. D’une ville qui semble avoir été bombardée tant elle est désolée et à l’abandon, tant les habitants, noirs pour la plupart évidemment, ont l’air usés, fatigués, éreintés, abîmés à l’image de leur environnement… à des poches d’une Amérique idéale et luxuriante à la Frank Capra. Des poches de vrais manoirs aux pelouses manucurées coexistent avec des écoles aux fenêtres condamnées par de vilaines planches taguées. Une caricature, un concentré de ce que je vais ressentir tout le long de ce voyage: la plongée dans un monde schizophrène.
Pas de malentendu! Il ne s’agit pas non plus de blâmer les riches (ou les blancs). Ni les noirs, pendant qu’on y est… Nous savons tous que les circonstances sont toujours et souvent bien plus complexes.
Le centre-ville ensuite, le siège de GM, l’Hôpital Ford, le campus, comme un îlot encore économiquement vivant au milieu d’un champ de ruines.
Eric m’explique que chaque maigre redressement fait la une des journaux de manière un peu pathétique. Réhabilitation d’un immeuble ici, une nouvelle start-up là-bas. Comme on le ferait dans une petite ville de province avide d’accéder au statut de grande ville !
Cela me fait penser à ce film post-apocalyptique des années 70 “The Omega Man” ou un homme seul reste dans cette ville peuplée de zombies “après la bombe”.
Le même soir je filme Jerry. Un astrologue à l’air un peu timide et fauché. Il me fait une analyse de mon “ciel” assez troublante, surtout pour moi qui n’y croit pas. Sa femme et lui me donnent le spectacle du couple éperdument amoureux, j’ai presque le sentiment qu’ils en font un peu trop.
Et puis il y a Eric qui commente pendant qu’il mange seul et debout sa petite tartine diététique dans sa belle maison vide… Je le laisse me raconter.
Vu que je ne conduis pas dans mon quotidien, je commence à m’habituer à la voiture. Je sillonne la ville.
Un “talk-show” à la radio tente d’élaborer péniblement sur les citations bibliques qui condamneraient le changement de sexe… Passe une grande mosquée dorée, des garages délabrés et minables, des pubs pour avocats véreux…
SUSAN & JERRY

Jour 04 - Dernier jour à Detroit
Romantisme d’un européen
Je suis parti il n’y a que quelques jours et déjà le romantisme – peut-être Européen – que j’associe à ces villes Soul et Rock n’ Roll, à cette route vers le Sud aussi, en prend un coup.
Encore une fois il me faut décidément avoir le “nez sur le guidon” et faire l’expérience des lieux pour réaliser et surtout ressentir, au-delà des images, car cette misère est tragiquement photogénique. Mais là, devant ce désastre humain, l’esthétisme devient indécent, ça n’est plus pittoresque, juste triste.
Comment lancer mon “Mojo”, cette faculté dont je me vante habituellement à établir si aisément le contact et qui fait couler l’adrénaline dans mes veines? Comment déclencher ce charisme qui me vaut d’attirer les aventures avec tant de facilité? Peut-être devrais-je me laisser aller, laisser faire les choses ?“L’oisiveté est mère de tous les vices”! disent les curés ou, peut-être était-ce ma mère?…
Mes amis me jouent du blues comme je l’aime. Beaucoup d’afro-américains m’ont eux expliqué pourquoi ils n’ont aucune nostalgie de ce vers quoi les renvoient cette musique qui est leur. Un peu comme si on s’étonnait que les juifs Ashkénazes n’écoutent pas plus la musique qui se faisait dans le Ghetto de Varsovie!
Je vais chercher une boîte à carte de visite pour les cartes qu’Eric m’a crées pour l’occasion. Dans le magasin d’antiquités que je trouve dans son quartier, un vieil homme nous aborde et nous montre les photos qu’ils trimballent avec lui quotidiennement, des photos de sa gloire passée, et que je subodore éphémère, quand il était à Hollywood.
ERIC

Jour 05 - En route vers Cincinnati

En chemin, je m’arrête dans un petit bourg pour prendre un café et fumer une cigarette. Il y a un décor western à l’intérieur sur le thème du bison. Une tête géante empaillée très réaliste est vissée au mur. Mon attention se détourne vers la porte de sortie où un écriteau indique une sorte de grand carton où l’on dépose ses “drapeaux américains usagés”. Il est spécifié qu’ils seront incinérés ultérieurement avec dignité…
Une dame m’exprime sa sympathie lorsqu’elle me voit fumer dehors, “on a plus le droit de rien faire”… Je prends sa remarque comme une réaction conservatrice, je ne sais pas trop pourquoi.
La cinquantaine abimée il vient d’enterrer sa maman à Detroit et rentre dans le Tennessee. Il est peintre en bâtiment et ne parle pas beaucoup. Grâce à lui, je rencontrerai et filmerai une dame qui a connu Elvis et qui mange seule en silence dans sa cuisine des choses insipides. C’est à cause de l’opération qu’elle vient d’avoir.
Barbara

Jour 06 - Passage à Dayton

Tatouages et bouffe mexicaine
Un petit lieu branché pour les inévitables hipsters locaux au milieu de grands boulevards déserts qui ont dû être industrieux, mais il y a longtemps. Ça sent son western, son chemin de fer et j’imagine facilement les décapotables des années 50 garées devant les vieux diners qui subsistent.
Là je rencontre un tatoué qui accepte que je le filme dans le resto mexicain où il grignote ce soir-là.
Ce mec est sympa, mais pourtant j’ai le sentiment que quelque chose “cloche”. Il a des sous, un bon job, et il mange seul un samedi soir tout en se définissant avant tout comme “père”. Cela me renvoie sûrement à mes propres angoisses. Il ne parle pourtant pas de divorce. Je n’ose pas en demander plus, pas dans le cadre d’une rencontre si brève.
A la table d’à côté, une famille sans homme – la mère, la fille et les petits-enfants. La vieille a l’air bien fatigué. Une femme qui a trimé dur et ne s’est visiblement pas beaucoup amusée.
Derrière, toute une tablée de filles sur leur 31 et de jeunes hispaniques en uniformes militaires. L’une d’elle embrasse son beau soldat. Est-ce qu’il vient de rentrer d’Irak? D’Afghanistan? Ces images sont tellement intemporelles, tristes. Ce n’était vraiment pas “la dernière”.
Mon regard s’arrête sur la télé accrochée au mur. Les infos: Un noir qu’on vient d’arrêter, l’auteur suspecté d’une attaque à l’arme blanche… Ambiance.
Tous ces lieux que je traverse ne sont pas mélangés racialement. Très peu de noirs… alors que je vois bien que la communauté est importante. Et cette pauvreté quand même “à l’Américaine” sortie tout droit d’un livre de James Agee. Une jeune femme blanche sur les marches de sa bicoque, entourée de gamines sales comme des peignes.
MARK
Dorothée et son clan de femmes
Elle a été une danseuse effrénée de Jitterbug dans les années 40 et a virevolté aux concerts d’Ella Fitzgerald ou de Louis Armstrong qu’elle a vu en petit comité. Elle est adorable et pétillante. Très vite elle m’invite chez elle et je me retrouve un dimanche à les filmer autour d’un poulet frit. Entouré de sa fille, et de ses nièces, une maisonnée de femmes qui semblent habitées d’une énergie indestructible.
Le voyage commence à m’affecter. Je rentre dans le pays. Ce n’est plus une mise en route, c’est vraiment parti. Le luxe de rester ou de partir, de décider de me reposer et de ne rien faire… les gens me trouveront bien! Si j’essaye trop fort, je leur donnerais l’impression de vendre la bible ou des aspirateurs, et je ne veux effrayer personne.
GWENDOLYNE, DOROTHY ET FAMILLE

Jour 07 - Cincinnati
Du Barber Shop au marché de quartier

En sortant du vieux diner, une voix distordue s’échappe d’un haut parleur. La porte d’à côté est celle d’une de ces églises nichées dans un magasin. On y sert gratuitement des sandwiches ce jour-là et quelques sans abris y écoutent une femme qui les haranguent et leur promet des jours meilleurs.
J’enchaîne avec un salon de coiffure black pour me faire raser de près.
On y passe du Fly-Tox pour y résoudre le problème de cafards et de punaises de lit qui infestent l’endroit et qui valent à l’un des garçons coiffeurs de se plaindre des piqûres. Sur les écrans de télé qui animent l’endroit, l’exercice de rhétorique des journalistes sportifs autour du basket – façon café du commerce – captive autant les clients que les coiffeurs qui soutiennent ou contestent bruyamment les arguments de l’un ou de l’autre des deux présentateurs (un blanc et un noir).
Rasé de près et le nez au vent, je visite le centre-ville et note un charmant marché de “petits producteurs” où la volonté de l’urbaniste apparait clairement. Un mélange de quartiers vieillots et de nouveaux aménagements qui sentent bon l’embourgeoisement.
Voyant quelques noirs qui semblaient se détendre dans une arrière-cour, je demande s’ils se préparent à griller quelque chose. La conversation s’engage avec Aaron, un mec un peu fatigué mais gentil. Je remarque le pitbull. On prend rendez-vous pour le soir, histoire que je filme son dîner. Mais il me prévient que son repas du soir c’est souvent le sac de chips qu’il a dans son sac à dos, et la soupe populaire de la mission. Je ne veux pas être lourd. Je lui laisse mon portable pour qu’il me prévienne. Je ne le reverrai pas.
Toujours ce choc entre les populations urbaines noires avec ces fous de crack qui hurlent dans la rue et les petites dames proprettes blondes aux cheveux lisses. Un groupe de seniors vêtus de gilets orange fluorescent glissent sur leurs Segways. Le stade est plein et les rues sont vides. Puis les foules à casquettes bedonnantes. Une certaine déception.
Un terrible décalage m’apparaît et m’angoisse un peu dû aux musiques qui s’échappent de ma radio et qui sont si liées à l’Amérique. Toutes portent une dimension romantique, épique même, liée aussi aux images véhiculées par Hollywood. Du swing des années 40, au rap “old-school”, chacune est la bande-son d’une mythologie… et pourtant. La réalité n’apparait tristement plus à la hauteur de l’épopée.
Bob

Jour 08 - Lexington

Peut-être aurais-je dû me consacrer à un périmètre plus petit mais y passer plus de temps. Mais comment résister à la tentation de la route…. de cette route particulièrement? Au plaisir de s’arracher pour découvrir un autre univers le lendemain?
Sous une pluie régénératrice, je fais la route jusqu’à Lexington, Kentucky. J’ai l’impression qu’en quittant le Nord industriel et grisâtre et en pénétrant dans le Sud plus rural, cela va me paraître moins glauque.
À Lexington je dois retrouver Robbie, une amie de longue date rencontrée à Toronto où elle étudiait. Je sais qu’elle est au carrefour de nombreux réseaux artistiques et politiques, qu’elle est prête à m’aider et qu’elle veut partager avec moi son “terroir”. J’emploie le terme parce que c’est ainsi qu’elle en parle.
Elle assume ses racines blanches du Kentucky mais croit pouvoir lier cela à un futur plus ouvert, en gros plus progressiste dont bénéficierait alors toute la région et toute la population. Je la trouve bien optimiste, ou bien courageuse vu l’ampleur du boulot !
Elle est très impliquée dans le militantisme autour de l’alimentation, le combat contre les “déserts alimentaires”, la promotion de toute nourriture locale, le soutien aux producteurs locaux, tout ça quoi !
La ville paraît mignonne, riche, avec de nombreuses bâtisses historiques et des restaurants luxueux immédiatement reconnaissables. On sent le vieil argent. On a peur de subodorer d’où ça vient.
Dans ce restaurant tout à fait sophistiqué pour des sandwiches, beaucoup d’étudiants, et quelques voiles islamiques même. Je fais part à Steve, qui est conseiller municipal, de mon souhait de faire figurer des sans-abris dans mon travail. Il m’oriente vers un centre de jour.
Entrée discrète un peu à l’écart du centre. Je suis impressionné. Je ne vais pas la ramener avec mon projet qui me donne l’air d’être en vacances. J’ai intérêt à être pro et clair sur l’objet de ma démarche.
Je rencontre le responsable du centre. Comme je suis français, il me parle de la COGEMA. C’est quoi cette histoire ? Il a était responsable de centrales nucléaires de cette compagnie et a vécu en Provence. Il y a un DVD sur la bible bien en vue dans son bureau ainsi qu’une citation d’Isaïe.
Steve & Rona
David et son humble repas
David me fait la visite. C’est un homme frêle et doux. Dans l’abri public qu’il l’héberge, il y a une section pour les anciens combattants. Un gardien réveille sans ménagement un mec qui dort afin qu’il aide à porter la nourriture que l’on vient de livrer. Les gars s’insultent un peu. Il y a ceux qui dorment par terre, ceux qui ont leur lit (comme David, car c’est un ancien), et les anciens combattants à qui ont droit à un traitement “de faveur”. De l’autre côté de la route il y a les toxicomanes et ceux qui ont des troubles de santé mentale. Deux cent cinquante hommes dorment là tous les soirs. Je ne vois aucune femme.
Frustré par le paradoxe de ne pas avoir eu de diversité raciale dans mes rencontres, pas encore de noirs pour l’instant, malgré mon intérêt pour impliquer cette communauté.
Pourtant Robbie m’a amené dans mon premier vrai club de Blues, tenu par une gloire locale de la guitare, et où j’ai vu une foule de septuagénaires endiablés – blancs comme noirs – danser jusqu’à l’aube le bourbon dans une main et la cigarette dans l’autre! Y’a de l’espoir.
DAVID

Jour 09 - Malaise à Lexington
Durant l’après-midi Robbie me montre une source de revenu capitale pour Lexington: des haras de pur-sang. Situé juste aux alentours de l’aéroport on y vient d’Arabie Saoudite en jets privés.
Je retrouve des sensations que j’avais éprouvées à Fargo il y a des années. Des gens différents me redonnent rendez-vous plusieurs fois dans le même café.
Dans un bar rock où j’essaye de trouver de la bonne musique live j’arrive trop tard.
La serveuse – bien enrobée – tatouée, ne finit pas la salade de pommes de terre froide qu’elle s’avalait derrière le baret la jette. Impression de petite ville triste. Ça pourrait être ma ville natale: Caen, avec ses ouvriers arabes célibataires dans les bistrots du port, éclairés au néon…
Le même malaise me reprend à Lexington. Malgré les meilleures intentions du monde, mes amis ne me mènent que dans des lieux où les seuls noirs sont les serveurs. Cette division est un tel état de fait que personne ne semble s’en apercevoir.
Dans le café où je me fais justement cette profonde réflexion, Elvis passe à la radio dans son interprétation de “Hound Dog”, le classique de Big Mama Thornton. C’en est trop. Ça ne me plaît pas.
Cette question est donc là, la communauté existe, mais… ailleurs. Mon candidat suivant est Lamin, un jeune artiste noir et handicapé. On discute un peu et il atténue ma perception des choses quant à la permanence de la ségrégation. Est-ce lui qui embellit la réalité pour qu’elle soit vivable ou est-ce moi qui colle mes clichés ?
Le soir je passe devant de petites maisons de briques où des tunnels auraient servis durant l’«Underground Railroad» (le fameux réseau d’évasion d’esclaves du Sud vers le Nord).
J’apprends que Lexington avait l’un des plus grands marchés aux esclaves, jusqu’à 25% de la population de l’Etat était noire. Aujourd’hui il n’y a plus que des haras. Mais j’apprends aussi qu’il y avait jadis des haras d’esclaves…
Robbie m’explique que les plus mal lotis ne sont pas les noirs qui sont aujourd’hui intégrés bon an mal an, mais plutôt les Hispaniques. Je quitte Lexington, anxieux de savoir ce que me réserve le reste de mon voyage. En avant vers Nashville et ses chemises à franges!
Tanya & Christian
DAVID
LEXINGTON À NASHVILLE

Jour 10 - Nashville

C’est un peu l’impression que j’avais ressenti à Johannesburg juste à la sortie de l’Apartheid. On pouvait très bien passer d’une bulle blanche à une autre sans jamais passer par Soweto.
Les blancs, souvent plus riches, se rendent-ils même compte de l’ampleur des dégâts qui est à leur porte? Mais en fait je devrais dire “les riches”… car je croise de nombreux blancs pauvres aux visages émaciés.
Je m’arrête maintenant systématiquement dans les McDonalds qui longent l’autoroute pour profiter de la connexion Wi-Fi. Dans celui situé entre Lexington et Nashville un petit garçon Amish à bretelles me regarde sur la banquette d’en face tout en mangeant sa glace avec son grand-père. Il porte la marque de son grand chapeau de paille.
Ces lieux de restauration rapide, bien qu’ils n’aient pas le charme de l’ancien, sont devenus les vrais restaurants populaires… tout le monde s’y croise.
LAMIN
Déception et rédemption
Le meilleur moment c’est ce petit boui-boui où je suis allé directement en arrivant grâce à un tuyau donné par un copain. On dirait un petit garage auto tout pourri. Une sorte de baraquement d’où la boucane s’échappe abondamment. Les deux clients, un blanc et un noir parlent de choses d’hommes: de sports, de femmes et de travail principalement, de divorce aussi. Le blanc est chauffeur de limo. On est loin du quartier universitaire ou des touristes.
Après tout, pourquoi est-ce que je me sens plus à l’aise ici, dans ces lieux marginalisés?
À la recherche du blues
Je descends la rue principale où les bars à country déversent leurs musiques vers les passants. Dans le BBQ recommandé comme le meilleur en ville où je débarque, population homogène, pas un noir sauf un des cuistots derrière les fourneaux! Je recherche un club de blues. On va voir.
C’est une véritable quête, je passe des heures au téléphone et sur Internet. Et puis, en dehors de l’approche quasi muséographique, est-ce que cela veut encore dire quelque chose le blues ?
Dans le club où j’atterris finalement sur “Printer’s Alley”, un habitué de cette scène chauffe raisonnablement la salle. Mais comme je le reverrai plus tard, c’est dans le public que les choses les plus intéressantes se passent parfois plus que sur la scène.

Jour 11 - Bessemer

Je n’ai jamais eu peur des calvaires avant. Dans mon enfance en Normandie il y en avait plein, à tous les carrefours. Ça doit être l’aspect commercial, agressivement prosélyte, rien de tranquillement traditionnel là-dedans. Il s’agit d’une méga église de Birmingham. On y arrive, dans le Sud.
Ribs n’ blues
Le premier endroit où je m’adresse est une sorte de monument historique un peu chicos, un vieux restaurant en plein «centre-ville», c’est à dire sur la rue principale où plus personne ne passe depuis les années 50. L’activité économique s’est depuis déplacée quelques blocs plus loin vers le centre commercial et les magasins de chaîne.
Je demande la route pour Gip’s. On me répond froidement et sur un ton un peu agacé avec un itinéraire photocopié.
Plus loin, je redemande mon chemin dans une pharmacie – tout est clos, aucune vitre, on ne voit donc rien de l’extérieur à cause de la chaleur, assommante. Le pharmacien est charmant et me dit que Gip est un “homme bien”. Je suis les instructions. Je traverse donc de “l’autre coté de la voie de chemin de fer”, littéralement, c’est-à-dire dans la partie noire de la ville. Ici cette expression n’est pas une image. C’est un peu la zone.
Le mobile home devant moi semble abriter quelqu’un. Là, je vois d’abord deux jambes puis des chaussettes; une forte femme noire à lunettes se penche, pas particulièrement souriante. Je fais un signe pour savoir si je peux avancer (car je garde en permanence en tête l’idée qu’ils ont des flingues par ici!). Très vite, elle m’offre une bière, on fume, je sens que ça prend.
La dame se nomme Bay. Elle me présente à une amie qui vient d’arriver une petite boulotte blonde et sympathique. On attaque un gâteau genre Savoie. Je comprends que ce sont des voisines qui ont en fait pris Mr Gip – qui n’est plus tout jeune – sous leurs ailes protectrices. Ce sont deux bonnes copines, elles vont m’aider, l’idée les amuse et elles commencent à me croire. Je réalise qu’au-delà d’une bonne soirée, pourquoi ne pas leur proposer de les filmer elles-mêmes, avec Gip?
Je passe l’après-midi à me balader dans cette ville déserte.
En fait, à l’instar de l’ensemble de ce pays, il y a plusieurs villes qui se juxtaposent et ne semblent pas se fréquenter: La ville nouvelle voisine, blanche, faite de malls et de petites maisons pour la classe moyenne. On pourrait être n’importe où dans le monde: dans la banlieue de Toronto, de Paris ou même de Shanghai. Le nouveau centre-ville; une grande artère où un mélange d’enseignes internationales pas chères type “Waffle House”, “IHOP”, ou “McDo” alternent avec des établissement plus classiques. Le vieux centre-ville, lui, est désert mais révèle une certaine poésie. Le touriste y retrouve les mythes Américains, mais qui en ont pris plein la gueule. Ses vitrines closes. Une officine se spécialise dans les prêts pour caution pénale. Cela semble indiquer un nombre élevé de justiciables parmi la clientèle. Ironiquement, le propriétaire des lieux a affiché un vieux panneau qui annonce encore “Shoeshine: 10 cts”. Dans le vieux diner qui vend des hot-dogs une affiche évangéliste annonce la fin du monde pour l’année dernière.
L’art du double business est assez pratiqué comme ce laveur de voiture-barbier où je vais me faire rafraichir.
Le lavomatique à côté joue un vieux tube de la Motown sur une vieille radio tandis que des petites filles sautent à la corde pendant que le linge sèche.
Après cette escapade, je reviens chez Gip chargé de mes boîtes de ribs sous emballage polystyrène.
Gip, le vieux bluesman et ses anges gardiennes
Depuis les années 50, le vieux Gip anime en quelque sorte une fête permanente sur sa propriété privée et on peut amener “son boire et son manger”. Une donation est éventuellement suggérée pour soutenir le lieu. Il faut dire qu’à 93 ans, fossoyeur toujours, le vieux bluesman ne vit pas dans le dénuement auquel sa baraque pourrait laisser croire. Il est le propriétaire de plusieurs cimetières et de terres aux alentours.
Aie, l’accent… je ne comprends pas ce qu’il me dit, mais il me secoue chaleureusement le genou alors que nous sommes assis au frais maintenant à siroter nos bières. Je vois bien quelqu’un lui passer de petits verres en plastique qu’il s’enfile aussi secs.
Quelques heures plus tard Max, qui a un peu forcé sur la bière, nous fait une démonstration de jonglage avec des drapeaux qu’il a toujours sur lui apparemment… Mes ribs refroidissent dans leurs boites. J’ai tellement l’habitude de manger “à l’heure”. J’avais cru manger à six heures, c’est seulement vers onze heures du soir, une fois la soirée bien entamée que je filmerai ses deux copines anges gardiennes se régaler, après avoir prié bien entendu. Un petit panneau annonce en effet “Si vous ne croyais pas en Jésus, allez en enfer!”.
Gip, lui est couché depuis longtemps pour cause de petits verres en plastique.
GIPS

Jour 12 - Un après-midi avec Max
D’un air las et désabusé, mais en même temps manifestement heureux d’avoir de nouveaux amis, Max me montre ses souvenirs de famille, innombrables, ses arbres généalogiques, le portrait de son aïeul qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Cela me rappelle ce Maharadjah rencontré il y a longtemps à Udaipur en Inde qui ne logeait plus que dans une seule chambre de son château loué aux touristes. Il passait ses journées à regarder des programmes télé sur la faune sauvage. Celle que son père chassait autrefois.
Ici l’Etat ne fournit aucune assistance. Tous sont “coincés” par des situations familiales, des problèmes de santé, de chômage, ou par la personnalité d’un proche fainéant, délinquant, absent ou tout simplement plus égoïste.
Difficile d’arrêter de fumer dans ces conditions.
MAX

Jour 13 - Dothan

En traversant l’Alabama, je pense à la population carcérale exceptionnelle qui s’y trouve. De petits signes donnent l’ambiance comme cette annonce dans une station service illustrée par un policier menaçant et qui annonce “les flics vous surveillent” afin de décourager les malintentionnés. Ou ces deux voitures presque similaires qui sont devant moi au feu rouge… l’une flambant neuve, l’autre toute rouillée, le jeu étant: «pouvez-vous identifier la voiture “noire” de la voiture “blanche” ?»
Des voitures s’échappe la musique. Il fait chaud. Les vitres, surtout des voitures pourries, sont ouvertes. Les termes «Nigger» et «Nigga» répétés jusqu’à la nausée dans les textes de hip-Hop m’apparaissent tout d’un coup sous un jour nouveau. Une sorte de pavé dans la mare de la bienséance ambiante qui voudrait croire que “tout ça est derrière nous”. Trop facile, et inexact.
On me raconte des histoires de diplômes qui ont coûtés 60,000 $ (en dettes universitaires) pour aboutir à des jobs sous-qualifiés à 10$ de l’heure. Pour rembourser, c’est 6,000 heures de travail qu’il faut fournir et encore sans les intérêts, soit environ 3 ans et demi de travail à plein temps… avant de commencer à manger ou à se loger bien sûr…
Je viens ici voir le cousin éloigné d’une amie de Houston.
Je sais qu’il rend une faveur à mon amie en acceptant de me recevoir, cela n’a pas la qualité d’une vraie rencontre. Sa femme est absente, quand j’arrive elle part. Peut-être a t-elle cherché à m’éviter.
J’arrive dans une maison de plain-pied assez vide.
Ils viennent juste d’aménager. Ils ne sont pas d’ici. Natifs du Nord, ils sont arrivés il y a un an de Los Angeles où ils vivaient dans Compton, un quartier dangereux. Il est heureux pour ses enfants d’être ici maintenant. Sud profond certes, avec tout ce que cela trimballe, mais beaucoup moins violent.
Les enfants sont super bien élevés “façon sud”; obéissants et cools. Le fils donne du “Yes, Sir” à son père. Lui, est chaleureux.
Sur la route, je me mets à prendre des photos comme des notes pour me remémorer des choses vues, des sensations. Elles ne sont pas faites pour être montrées. J’enregistre aussi les musiques qui font la bande-son de ce voyage dans lequel je suis bel et bien embarqué maintenant.
JAMES

Jour 14 -Vers Mobile

L’Amérique aime le sentimentalisme
A peine arrivé en Louisiane qu’on me parle de lieux hantés.
Les fantômes, je les imagine bien. Tellement de populations, de brassages, de drames ont dû se dérouler dans cette moiteur un peu enivrante.
Il me revient une réflexion du copain “electropunk” de Robbie: “l’Amérique aime le sentimentalisme”. En effet, vu la rudesse des conditions de vie objectives, il en faut de l’imagination et du rêve pour survivre.
Un mendiant passe de voiture en voiture au carrefour. La seule à donner c’est cette voiture pourrie conduite par une noire.

Jour 15 - 20 Nouvelle Orléans

Enfin à la Nouvelle Orléans
C’est l’époque d’un festival lié à un grand magazine noir, et qui attire des milliers de visiteurs. J’entends des commerçants me dire: «Quand les noirs arrivent, on préfère fermer les boutiques». Volets fermés, ville quasi morte.
AU BULLET'S
BBQ, basketball et blues
Kermit Ruffin joue ce soir-là. En continuateur officiel de Louis Armstrong, Il représente la dernière vitrine de la Nouvelle Orléans et attire à lui seul une foule nombreuse et mixte. Les serveuses aux formes rondelettes slaloment entre les clients avec de grands sourires. C’est bon enfant. On se met en ligne et une douzaine de personnes de tous genres, sexes, âges et couleur entament une danse en ligne des années 70 “l’Electric Slide”.
Des hommes d’au moins mon âge – c’est à dire, au début de leur cinquantaine – et bien enveloppés, qui probablement occupent le même tabouret tous les soirs, manifestent gentiment une camaraderie masculine et générationnelle. C’est dans ces moments-là que je trouve les bénéfices du temps et de l’âge qui émousse la compétition entre mâles.
Un voisin de bar me tape du coude pour me prévenir amicalement, et en baissant la voix, «il y a des tamales qui circulent». Un type tout petit en vend «sous le manteau» comme si c’était de la dope. Les tamales sont réellement dans les poches intérieures d’un pardessus élimé! C’est pas cher, il nous vend ça dans un sac en plastique emballé lui-même dans du papier journal.
Chuck ou l’hospitalité sudiste
Natif de la Nouvelle Orléans, il a suivi sa femme vers le Michigan, dans le Nord, où il s’est cassé le dos sur les chantiers de construction. Il a une pension d’invalidité qui lui permet de vivoter ici. Sa femme ne veut pas le suivre au soleil, ils ont trop de petits enfants là-haut, et lui est content d’être de retour au pays, mais il s’emmerde un peu et doit venir là souvent. Chuck est le genre de rencontre que l’on n’oublie pas.
Je passe plusieurs jours à la Nouvelle Orléans. Je lis sur la ville. Ça me donne une autre lumière sur tout le Sud.Quelques jours plus tard, je me retrouve dans le même bar plein à craquer. Tout un club de motards noirs en vadrouille ont leurs grosses bécanes garées devant.
Quelques verres du fameux «Long Island tea» (cinq parts égales de vodka, gin, triple sec, tequila, rhum et une touche de coca) et je me retrouve à chanter «Papa was a Rolling Stone” avec le groupe qui joue ce soir-là, devant un public en délire. Tout ça, c’est encore Chuck. Il m’a tendu un piège en demandant au leader du groupe de me faire participer.
À 56 ans, Chuck prépare sa reconversion avec un camion qui cuira au charbon de bois 400 cuisses de dinde simultanément! Chuck ne tient pourtant pas la grande forme. Il boîte, il tousse beaucoup mais comme tout Américain qui se respecte il est plein d’espoir et de projets pour le futur.
Le même soir nous finissons dans un autre bar du voisinage. Là aussi, un orchestre live joue du Rhythm & Blues de la vieille école. C’est petit, serré, et au bout du comptoir, à une table réservée trône la patronne bien rondelette cintrée dans un corset rouge brillant. Très maquillée, elle porte une grosse chevelure bouclée. Un porte-cigarette et une bouteille de champagne complètent magnifiquement le tableau.
Dans ce lieu au milieu d’un quartier un peu rude, il est touchant de voir les nombreuses marques de tendresse que l’on s’échange. Comme la manière non feinte dont la chanteuse dédie cette chanson à cette femme du premier rang qui fête ses 62 ans. Comme si chacun venait chercher ici ce qui est si rare à l’extérieur.
De manière inattendue, une de mes motivations premières à entreprendre ce voyage, cette référence au blues et à ce qui en découle directement, m’apparait de moins en moins comme un cliché caduc et à dépasser. Au contraire, la pertinence de cette musique ne fait que se renforcer et prendre d’autant plus de vigueur au fur et à mesure que j’éprouve le sentiment que le contexte a si peu changé.
La veille de mon départ, Chuck m’invite dans sa petite maison du 7ème Ward.
Juste à coté de la plus ancienne des universités noires des USA, Dillard. J’en apprends beaucoup plus sur sa vie, son identité créole, et Katrina. Le quartier où ils vivent depuis plusieurs générations est traditionnellement créole. Mais depuis la tornade Katrina, les cartes ont été redistribuées et on se mélange plus.
Historiquement, comme ailleurs dans les Antilles, les Créoles mettaient un point d’honneur à se distinguer des noirs. En passant, il me montre un club créole où – dans les années 50 – on devait encore comparer la couleur de sa peau à un sac de papier brun: «Plus foncé que le sac, on ne rentre pas mon gars!»
Il a cuisiné un repas pantagruéliquement créole pour sa petite famille et ses amis… il m’offre un maillot des Saints: l’équipe locale de football qui fédère toute la ville, des disques et m’invite à gouter les meilleurs haricots au porc salé que j’ai mangé depuis un cassoulet toulousain mémorable.
Katrina et ses conséquences
Durant ce repas, que je filme, la fille de Chuck lui annonce sa recherche d’emploi va la mener à quitter la Nouvelle Orléans, devenue trop chère, pour Atlanta. C’est une des conséquences perverses de Katrina et de la «gentrification» qui a suivi la reconstruction. La ville est devenue hors de prix pour la population noire qui n’arrive plus à revenir. Et sans cette population, c’est l’âme même de cet endroit qui disparaitra pour laisser place à un Disneyland du Jazz.
On prie, et la bible n’est pas loin sur la table du salon. Chuck va à la messe tous les matins à 7 heures. Catholique et bon vivant. Chuck nous montre les chiffres encore présents sur sa maison. Ils indiquent la date où les autorités ont fouillé l’endroit, le numéro de la patrouille, et un zéro barré: pas de morts.
Le lendemain je fais la connaissance du fils de Chuck, Ryan. Ryan est récemment rentré d’Irak ou il a passé sept ans dans la Navy. Séparé de sa femme, ils partagent la garde de leur enfant de deux ans.
Il a une bonne expression dans les yeux. Il a voyagé, vu des choses, trop de choses même… et comme beaucoup d’anciens combattants, il est maintenant sous calmants. Il a le syndrome de stress post-traumatique. Il est aussi sociable que son père et possède la même, rare, ouverture d’esprit. Mais sur la Nouvelle Orléans, il a un tout autre discours. Tout ce qu’il veut c’est partir de ce «trou».
Ici, on se bat pour survivre. La fête permanente qui fait l’image de la Nouvelle Orléans, c’est pour les touristes. Lui, veut aller en Californie, ou au Colorado, là où il s’imagine que tout n’est que cool, luxe, calme et volupté. Seul son enfant le retient ici. Encore une fois, tous semblent avoir des boulets aux pieds, des obligations familiales, et des enchevêtrements de liens de solidarité et de dépendances.
Sur la route, des gamines accompagnées de leurs maman collectent de l’argent au feu rouge pour envoyer leur équipe de softball faire la compétition plus loin dans l’état.
Chuck

Jour 21 - Lafayette

Passage à Lafayette
Ils peuvent difficilement concevoir que l’enseignante soit noire. Ils n’ont pas l’habitude et ça bloque franchement. Mais le plus fascinant, c’est la suite de l’histoire.
Après une période de transition ils viennent la voir, et l’interrogent, et finissent par comprendre qu’elle vient directement d’Afrique, et donc, qu’ils n’ont pas de problème avec elle. Elle n’a rien à voir avec leur histoire, leur contentieux, “leurs noirs”. Il s’agit moins de couleur de peau que d’histoire.
Mais, il y a pire… Tandis que les blancs la rejettent d’abord, les quelques élèves noirs, ne l’acceptent pas plus, la traitent de tous les noms, et la perçoivent comme une prétentieuse car eux n’ont plus n’ont pas l’habitude de voir d’autres noirs dans cette position.
Je la quitte pour continuer sur Lafayette. Un groupe de dames cajun m’attend de pied ferme. J’en connais déjà quelques unes, le fer de lance de la communauté cajun locale. Elles se préparent un met simple et typique fait de maïs concassé. Ma présence a servi d’excuse à cette petite assemblée certainement, mais Mavis mange vraiment comme ça lorsqu’elle est seule.
Le soir, dans un bar de la ville, une femme un peu éméchée, me fait des propositions. Ce ne sera qu’elle et moi, mais son mari, beaucoup plus âgé, tient à tout écouter au téléphone. Je refuse poliment.
MITCH ET FAMILLE
MAVIS

Jour 22 - Arrêt à Houston

Vian, le saint laïc
Houston est une de ces villes américaines dont un Européen cherche désespérément le centre! Enchevêtrement d’autoroutes, de malls, de restaurants de chaînes. Le quartier où mes amis résident est celui de leur enfance, un quartier de la petite bourgeoisie noire. Néanmoins, sur la pelouse devant la maison, je m’enquiers de la croix avec les nounours. C’est ainsi que l’on commémore la mort d’un adolescent ou d’un enfant, ici tué par une balle perdue.
Mon amie est institutrice. Elle a une fille adolescente et sa mère, qui vit à l’étage, est une ancienne militante des droits civiques. Ressentir en même temps une telle proximité et un tel écart dans nos conditions de vies respectives me laisse rêveur.
Le soir, nous prenons le frais en buvant un verre sur le petit patio qui est sur le côté de leur maison, juste à côté de la croix, comme un rappel, une menace permanente.
Cet homme est né dans le Bronx, a travaillé dans l’Indiana pour Bethleem Steel et a bien sûr perdu son emploi il y a longtemps. Il s’accroche. Encore, j’entends que le Sud lui paraît finalement moins dur, le sentiment d’être plus “à la maison” tandis qu’il décrit les villes du Nord ravagé par le chômage comme des désastres ou règnent le crack et le meth comme seules sources de revenus. Je pense que c’est là que l’on écoute Howlin’ Wolf sur le Blues:
“When you ain’t got no money, that’s when you got the blues… because you thinkin’ evil!”.
Ça le fait un peu rigoler de se retrouver à parler vélos entre hommes d’âges mûrs. Pour lui, ce n’est pas le moyen de vivre un style de vie plus sain, mais plutôt d’économiser sur «l’essence». “Les adultes ne se déplaçaient pas en vélo avant!” Avant quoi précisément? Je me demande…
Veon
Alba & Josh

Jour 23 - Sur la route entre Houston et Shreveport

Visages de blancs tannés au regard ahuri, qui me font penser à des images de la grande dépression au siècle dernier. Il fait une chaleur écrasante. Je visualise clairement l’expression péjorative «rednecks». Comme ce gosse qui a dû être rouquin et qui pousse les chariots en plein cagnard sur le parking du supermarché, sa peau n’est vraiment pas faite pour ce temps-là.
Tandis que je reviens d’un magasin après la station-service, un homme sort un fusil de son coffre et rentre d’un pas déterminé dans une grande surface. Ma première pensée est de démarrer la voiture au plus vite pour quitter les lieux. Puis, je réalise qu’il y a un grand stand d’armes dans ce magasin et qu’il porte probablement son arme à réparer.
Les panneaux publicitaires rythment la route de leurs messages plus ou moins agressifs au nom de Jésus où l’on vous somme de se “repentir”, de se “confesser”, ou mieux, de se “soumettre”. Avec la même régularité lancinante, mais de façon alternée, des panneaux non moins agressifs font la promotion de “méga adult stores”.
Plus modestes mais tout aussi présents les nombreux autocollants à messages à l’arrière des voitures. Je m’absorbe au feu rouge dans la fascination que me procure cet homme au volant d’un énorme 4×4 noir, vieux blanc, à la peau rosée, bien rasé de près, ray-bans sur le nez tandis que la main qui pend hors de la fenêtre laisse apparaitre une montre et de grosses bagues en or.
Parfois, il y a l’irruption décalée d’objets incongrus qui eux aussi circulent.
Comme ce vrai cheval en cage grillagée de toutes parts remorqué par un camion et qui semble faire du sur place au milieu des voitures en mouvements. Puis ce poids lourd dont la benne est remplie de vaches, fausses cette fois, mais grandeur nature.
Au royaume de la voiture et des vitres fumées pour se protéger du soleil (aussi), on se rencontre évidemment moins, on se croise littéralement. On ne voit pas qui est qui dans les voitures. Et puis, évidemment, il y a ces paysages immenses, l’Europe sous stéroïdes !
Ces ciels, qui s’ouvrent sur d’infinies installations industrielles comme ces raffineries de pétrole.
La violence parait même être dans le climat, qui passe de la chaleur brutale à des pluies comme énervées et courtes. La lumière qui coupe tout au couteau, plus brute, moins dorée qu’en Louisiane.
Je me régale grâce à la radio satellite fournie avec la location de la voiture. Mais n’importe quelle bande-son ne fonctionnerait pas. Le jazz par exemple ne marche pas sur ces paysages. Quelque chose de trop intelligent, de trop urbain et sophistiqué pour l’abrupte simplicité ambiante de ce que je vois du Texas. Ainsi, la masculinité de ce biker noir les épaules larges, le bandana sur la tête, arrivant sur sa Harley comme un chevalier devant un château-fort, aux abords du downtown aseptisé de Shreveport.

Jour 24 - Dans un trailer parc à Shreveport
Laissant pour une fois le hasard de côté, et n’ayant pas de contacts pouvant m’aider ici, je décide de forcer le destin. Consciencieusement, je m’installe à la table de travail de ma chambre d’hôtel et j’entreprends de téléphoner à tous ces terrains de campings permanents qui avoisinent la ville.
Rapidement, une voix plus chaleureuse et courageuse que les autres accepte de me recevoir.
Il est du coin, comme toute sa famille. Il a hérité de l’affaire. Pas mal de terres pas trop loin situées en périphérie de l’agglomération. L’ensemble est couvert de bungalows amovibles qui, sans être luxueux, ont l’air décemment entretenus. J’ai vu bien pire le long de la route, mais ceux-là ne cherchent probablement pas trop la publicité.
Elle est Irlandaise. Elle est arrivée au Texas il n’y a que quelques années seulement pour le rejoindre. Ils se sont rencontrés par Internet. Elle me raconte son enfance en Irlande du Nord. Les tanks Anglais, la tension permanente, sa maison détruite par une bombe destinée à la gare d’à côté. Elle me dit, en baissant la voix, que seule son histoire d’amour la retient ici, que l’ambiance générale, la division raciale en particulier, lui rappelle cette Irlande de son enfance, Belfast qui lui revient comme un cauchemar.

Jour 25 - Little Rock and Clarksdale

Un bon petit repas au bord de la route
Je sors enfin de l’autoroute pour prendre les petites nationales. En pleine campagne, je m’arrête pour avaler un petit-déjeuner, dans ce petit patelin sorti tout droit d’un film des frères Coen. On dirait que c’est le dernier commerce qui n’a pas mis la clef sous la porte, une petite mémé sert ses clients et fait épicerie/restaurant/station service. Elle a des “biscuits” faits maison. Ces genres de petits pains où la farine est mélangée à du lard. Une spécialité du sud. Elle les vend sous la forme de sandwiches aux oeufs et au jambon.
L’endroit est minuscule et vieillot mais d’autres amateurs sont manifestement venus de loin pour l’expérience et les spécialités. Elle m’installe à l’écart à une table unique couvert de toile cirée et destinée à recevoir les clients qui insistent vraiment pour manger assis. Comme dessert, je m’envoie une petite tarte aux fruits maison faite par une autre grand-mère. C’est frit. Et c’est bon!
Dehors, un camion kaki de chasseurs, inoccupé, est à l’arrêt. De vieilles guimbardes rouillées finissent leurs jours au milieu des herbes hautes. De vieux pneus sont entassés à l’extérieur de stations services désaffectées et recyclées en habitations. J’entr’aperçois des petits vieux voûtés à casquettes de baseball vissées sur la tête qui passent comme des fantômes. Quelques vieux panneaux espèrent encore: “Affaire à vendre”.
La végétation a poussé, le prix a été “revu à la baisse”.
Une Amérique en déclin
En arrivant à Little Rock (dont j’apprendrais ultérieurement le passé pas très glorieux durant la période des droits civiques), je stoppe me restaurer dans un lieu qui se réinvente une image western. Tout est faux, mais cela se veut “terroir” et “authentique” à la sauce locale. La seule chose qui me parait vraie c’est la télé omniprésente dans tous les lieux publics, les mêmes chaînes en boucles: CNN ou, pire encore, Fox News. L’actualité du jour occupe tout l’espace-temps médiatique avec une avalanche de détails d’une telle force qu’elle occulte tous les autres sujets. Au moment où je voyage, l’affaire dont tout le monde parle c’est le procès de George Zimmerman l’assassin présumé du jeune noir Trayvon Martin.
J’en croise aussi certains au milieu de nulle part à qui “on ne la fait plus”. Ils ont découverts sur Internet qu’un autre monde existait.
Souvenirs de Clarksdale
À la sortie de Clarksdale, après une soirée mémorable, je remarque les casinos tout au long de la route dont les immenses parkings sont bondés. Ceux-là attireront toujours plus de monde que tous les juke-joints de la ville, pourtant mythiques.
KATHY ET FAMILLE

Jour 26 - Sur la route de Memphis

Un poil plus mûr aujourd’hui, j’imagine ce que cela a dû être pour des Européens d’arriver là alors que ma voiture glisse sur l’autoroute. Je les visualise comme des paysans normands pas si loin de ceux que j’ai pu connaître plus jeune. Ils ont vu ces mêmes paysages, mais à cheval, sans les pubs pour sex-shops version magasins d’usines…
Arrivée à Memphis
Le long de la route, des femmes noires marchent avec leurs enfants en plein soleil poussant parfois des véhicules archaïques, des caddies, des charrettes. On voit des chiens errants.
La formule des 3 B
J’ai besoin d’un rasage de près, et j’ai développé une tendresse pour les “lignes” que les barbiers noirs dessinent si bien autour de la structure capillaire de leurs clients. Le salon que je trouve, après avoir demandé à une demi-douzaine de personnes – une autre occasion de socialiser – se nomme “Hi, gorgeous!”. Je ne l’invente pas, je vous jure!
Quand je vais chercher du BBQ dans un boui-boui qu’on m’a recommandé, ils me conseillent de bien fermer les portières même lorsque la voiture roule.
Memphis Nord
Des salons de coiffure très rudimentaires et des églises jusqu’à la nausée se signalent par leurs réclames peintes naïvement à la main. Cela me rappelle les signes vu devant les salons de coiffure au Togo, genre: “ICI, BON COIFFEUR”.
Je retrouve les petits nounours et les fleurs accrochés aux poteaux électriques commémorant les “balles perdues”. À un carrefour, il y a quatre ou cinq croix sur l’herbe du terre-plein. D’énormes ateliers en forme de tonneaux de métal m’intriguent. C’est là où l’on pressait il y a peu les vinyles qui faisaient ensuite le tour du monde.
Après l’espoir Obama, c’est une impression générale de gueule de bois que je ressens. Elle est commune à toutes les personnes rencontrées. La désillusion d’avoir été blousés, floués, trompés. Bien sûr, il y a des divergences d’interprétations sur la nature de la tromperie, de la conspiration, mais le sentiment lui est général.
OMAR, YOLANDA ET FAMILLE
STAX MUSÉE

Jour 27 - Saint Louis

Arrivée à Saint Louis
Je m’assoie seul à une table. Avec mon T-shirt du juke-joint de l’Alabama, je suis manifestement moins élégant que la moyenne mais content de porter mon Fedora de chez Meyer, le chapelier de la Nouvelle Orléans. Une femme mûre traverse la salle remplie et s’adresse à moi avec un grand sourire. Elle me demande si je suis seul et, après m’avoir présenté son fiancé (un gaillard à la carrure impressionnante), m’invite à sa table. Ils viennent ici tous les vendredis soirs et n’aiment pas voir des personnes seules ! Me dit-elle. Nous buvons abondamment. On amène du poulet-frit qui cuit juste dans l’arrière boutique… Ils sont chaleureux. En étant témoin de cette résilience, de cette patience infinie en attendant des temps meilleurs, je ne peux que penser à l’Afrique. Ils me le disent: nous ne vivons pas dans le même pays… On s’y fait.
Ils me racontent le rapport à la langue. La femme qui m’a invité à m’asseoir travaille dans un centre d’appel. Il n’est pas rare que des blancs ne comprennent pas son accent et demandent à parler à quelqu’un qui parle «proper English» («bon Anglais»).
L’alcool aussi quand même… pour se lâcher… s’aimer et se réconforter… Comme à l’église, ce réconfort semble si vital pour supporter le réel. On recharge les batteries le week-end pourré-attaquer la semaine.
Le lendemain je rencontre Liz et son mari grâce à une collègue. Il a fallu que je cherche des “blancs” par souci d’équilibre. Ils se sont portés volontaires avec une bonne dose d’humour. Ils sont en effet très blancs (comme ils le disent eux-mêmes), beau quartier, belle maison. Ils travaillent dans le marketing. Mais on sent les fissures… Les deux avaient des jobs à plein temps. Ils sont maintenant free-lance, pas sûr que ce soit de leur fait.
Plus intellectuels, ils sont les premiers à me demander comment j’ai ressenti le pays et avouer qu’eux-mêmes sentent une menace qui plane au-dessus de leurs têtes. Ils se savent encore privilégiés, mais pour combien de temps? Comme si tout pouvait maintenant s’écrouler d’un jour à l’autre.
Je fais un tour à l’Armée du Salut du coin. Je n’ai jamais vu ça… Un hangar immense où tout est en vrac. Beaucoup de monde. J’y achète un blouson de marque pour 2,57 $.
WHO IS JESUS?
LIZ ET PAUL

Jour 28 - Retour au point de départ, Detroit

Retour au point de départ, Detroit
Au bord de la route, des mosquées en enfilade. Detroit abrite l’une des plus grandes communautés moyenne-orientale en dehors du Moyen-Orient. Il y a aussi des écoles abandonnées aux fenêtres obstruées au contre-plaqué.
J’y arrive le lendemain de l’annonce officielle de la faillite de la ville. Cette inscription dans le temps est importante car elle détermine l’ambiance, tout comme l’affaire Zimmerman/Trayvon.
Le lendemain, je rencontre toujours par l’intermédiaire de Rola, ce groupe d’amis qui se soutiennent mutuellement dans l’adversité, comme dans un navire qui coule. Ils sont tous de Detroit, un peu abimés par la vie. Ils savent cuisiner et ils jardinent. «En attendant», ils font de petits boulots, démolissent des maisons et récupèrent des trucs ici et là, de vieilles cartes postales ou des objets désuets.
Huda
L’épée de Damoclès
EDWARD ET AMIS
CREDITS
Conception, réalisation, photographie et texte: Bruno Moynié. Bruno est un ethnologue-cinéaste qui vit à Toronto au Canada.
Financement: Conseil des Arts de l’Ontario
Traduction, révision et de aide générale: Aline Nizigama et David Nadjari
Photos supplémentaires de la Nouvelle-Orléans: Julia Moynié
Consultants pour la Louisiane: Mark Huntsman & Laurent Comeau
Web design: Reservoir Studios
Sherman Willmott
Rob Bowman
Inga Treitler
Suzy Gillett
Rola Nashef
Catherine Gouband
Je sais que ce sont les remerciements habituels, mais ce projet n’aurait vraiment pas été possible sans la générosité, la confiance et l’hospitalité des nombreuses personnes que j’ai rencontrées le long de la route, notamment, mais sans s’y limiter: Robbie Morgan, Chuck Mercadel, Eric et Laurie Brown, Myah Aquil & Jon Sewing, le consulat de France à la Nouvelle-Orléans, Jean-Claude Duthion, et Patricia Sunderland.
Ces quelques lignes reflètent principalement ce que les gens rencontrés sur le chemin m’ont fait ressentir ou m’ont communiqué. Ceci est un journal découlant de ma perception candide des personnes qui ont eu l’amabilité de me laisser les côtoyer, ne fut-ce qu’un instant.Bruno Moynié